Mardi 12 mars 2024. Ma pote a reçu un message d’une de ses amies. Dans celui-ci, elle nous vendait les talents de son acupuncteur, nous disait combien il changeait sa vie au quotidien, qu’il lui permettait de libérer ses émotions et de remettre ses énergies dans le bon sens. Il n’en a pas fallu plus : Ophélia voulait prendre rendez-vous… et m’embarquer avec elle.
Il faut avouer que ces derniers mois, j’avais vécu plusieurs événements, aussi bien positifs que négatifs, et je devais réaligner le bordel. Alors j’ai accepté. Et le rendez-vous est arrivé deux semaines après.
Je dois reconnaitre que je n’avais pas beaucoup d’attentes. Malgré tout, j’y avais réfléchi. Pour moi, l’acupuncture, c’était simplement être allongée à poil sur une table avec des pics partout sur le corps. La réalité a été tout autre.
Mardi 26 avril, 19 h, je suis arrivée dans un cabinet du 16e, pas tellement huppé pour le quartier, et me suis installée dans la salle d’attente. Pendant les dix minutes avant mon rendez-vous, j’ai tendu l’oreille et perçu la fin de la consultation précédente. Des rires, des remerciements à foison et la promesse de revenir très vite. Cet acupuncteur semblait en effet incroyable, et j’allais rapidement le découvrir. Devant moi, il est apparu. Un homme grand, aux petites lunettes sur le nez et, en effet, au sourire très sincère. Il m’a accueillie dans son bureau et m’a renseignée sur sa pratique.
Et là, la surprise. Car moi, je pensais qu’après avoir donné mon poids, ma taille et la raison de ma présence, on attaquerait les choses sérieuses. Ça n’a pas été le cas. Vingt minutes. Vingt minutes à discuter de moi. Il m’a interrogée, sur tout, avec bienveillance et intérêt. Son but était simple : comprendre en quoi il pouvait m’aider. Mais d’abord, il m’a brièvement expliqué sa science. L’acupuncture est une médecine traditionnelle chinoise qui a été introduite en Europe au début du XVIe siècle, bien qu’elle ne soit reconnue internationalement que depuis le XXe siècle. Elle permet de stimuler des points précis du corps dans un but thérapeutique, en considérant le corps d’après son plan énergétique. L’acupuncteur s’intéresse à la circulation de l’énergie vitale et établit un diagnostic. Le mien était catégorique : mon énergie vitale était très instable. D’un côté, il percevait du feu, parfois traduit par de la colère, parfois par de l’ambition. D’un autre côté, il captait de la glace, parfois traduite par de la sensibilité, parfois par de la tristesse. Le tout avec une énorme tendance à l’impatience et l’impossibilité de s’ancrer dans le présent.
Bref, c’était le bordel dans mon corps, et il savait comment agir.
Avec douceur, il m’a offert un voile en soie pour me couvrir et m’a demandé de me mettre en sous-vêtements. Il m’a proposé de m’allonger sur la table et m’a rapidement présenté le principe. Aux endroits douloureux, il m’a délicatement planté des aiguilles, puis il m’a laissée me reposer. Il m’a invitée à fermer les yeux et à rester une bonne demi-heure étendue ainsi pour que ses outils puissent agir. Il a éteint la lumière avant d’en allumer une plus douce, m’a indiqué de me détendre et est sorti. Et là, j’ai voyagé. J’ai laissé chacun de mes muscles reprendre de leurs forces, mes poumons se régénérer et mon cœur se reconstruire. Pendant de longues minutes, je me suis assoupie. Je me sentais bien. Je percevais ce fameux feu éteindre la glace, tout en se maitrisant grâce à sa froideur. L’équilibre. J’atteignais l’équilibre. Je me suis autorisée à en profiter, attendant le retour de mon sauveur. Mais après une bonne demi-heure, j’ai de nouveau ouvert les yeux. Je suis revenue tranquillement à moi, sans oser bouger, ressentant chacune des 28 aiguilles dans mon corps. C’était simple, j’en avais partout. Sur mes chevilles, mes genoux, mon utérus, mon intestin, mes poumons, le haut de mon torse, derrière mes oreilles, sur mon visage et deux sur mon crâne.
Un hérisson. Je devais ressembler à un hérisson. L’avantage : ce n’était pas du tout douloureux. L’inconvénient : c’était très encombrant. Je n’avais donc pas d’autre choix que d’attendre le retour de mon acupuncteur, qui se faisait désirer. Il l’avait pourtant vu, la patience n’est pas mon fort, et après plus de dix minutes à regarder dans le vide, à observer les posters qui décoraient son cabinet et à n’avoir rien d’autre à faire que de réfléchir à ma vie, avec pour seule compagnie le bruit des secondes qui passaient sur sa grosse horloge, je commençais à ne plus pouvoir tenir. Je tentais de respirer calmement pour ne pas gâcher les effets de la séance, mais je sentais en moi le feu reprendre le pouvoir. Les minutes sont devenues des heures, et je n’ai pas pu m’empêcher d’élever la voix pour me faire entendre. Il était tard, l’établissement semblait presque vide et j’étais persuadée que l’on m’avait oubliée. Allongée en sous-vêtements sur la table et pics partout sur le corps, je hurlais de plus en plus fort pour qu’on vienne me secourir. Mais rien. Je n’entendais pas même un bruit dans le couloir et ne voyais aucune lumière. J’ai commencé à paniquer.
Que se passait-il ? Pourquoi m’avait-on laissée là ? Est-ce que j’avais quitté le monde réel pour en rejoindre un autre ?
Bien sûr, j’avais pensé retirer les aiguilles moi-même, mais l’acupuncture restait une médecine, et j’étais effrayée de me bloquer quelque chose en bougeant l’une d’elles de la mauvaise manière. La seule option qui me semblait adaptée était celle de me relever en laissant tout en place. J’ai pris mon temps, me suis appuyée sur mes mains qui n’avaient pas été sollicitées, j’ai fait tomber le tissu de soie au sol et, tel un poteau inflexible, je me suis dirigée vers la porte. Avec difficulté, j’ai attrapé la poignée et constaté qu’en effet, plus personne ne se trouvait dans les couloirs, ni même dans la salle d’attente. Mais où étaient-ils passés ?! Je me suis pressée, affolée, me foutant éperdument d’être presque nue, recouverte d’une trentaine d’épines, dans l’espoir de croiser un autre être humain.
Dans l’établissement, je n’ai trouvé personne. Ni un habitant, ni un collègue de mon spécialiste, ni même un gardien d’immeuble et encore moins mon acupuncteur. Personne. Sans hésitation, avec difficulté pour marcher, j’ai poussé la grande porte d’entrée pour arriver dans la rue. Et je l’ai vu, mon docteur, s’esclaffer avec une collègue en fumant une cigarette. À l’instant où il a croisé mon regard, il s’est arrêté, choqué. Il s’est précipité vers moi, m’a déposé sa veste sur les épaules en prenant soin de ne pas enfoncer les aiguilles, m’a immédiatement demandé pourquoi j’avais bougé et m’a invitée à retourner m’allonger tranquillement.
Moi, je l’ai insulté pour m’avoir oubliée et laissée seule afin de fumer sa petite cigarette en dragouillant ; je lui ai reproché de ne pas être professionnel, voire d’être un charlatan.
J’ai insisté sur le fait que j’attendais depuis au moins une heure, avant qu’il ne m’interrompe calmement : « Madame Pittet, vous n’étiez allongée que depuis quinze minutes. Il vous restait encore vingt minutes de processus. » Je ne pouvais le contredire et j’avais honte. J’avais très honte.
Je le savais, il le savait, nous le savions : l’une des raisons de ma présence était l’impatience, le feu ardent, le manque de confiance en l’autre. Son diagnostic était correct, et il le constatait avec frayeur. Il a fini par retirer les aiguilles, sans attendre que le délai passe, laissant son minuteur que je n’avais pas vu tourner dans le vide.
Il n’avait pas menti : je n’avais juste pas eu conscience du temps. Je me suis assise sur le siège en face de son bureau en silence, j’ai payé la séance et, toujours dans la bienveillance qui le définissait depuis le début, il m’a proposé avec engouement : « Vous souhaitez un nouveau rendez-vous bientôt ? » Je lui en ai pris cinq, à répartir en seulement un mois. C’était au moins ce qu’il me fallait. C’est ce que j’ai compris, ce jour où je suis allée chez l’acupuncteur.