Lundi 15 avril 2024. Un mauvais jour. Un de ceux qui commencent par un connard qui vient changer ta fenêtre et qui la prend trop petite, laissant passer l’air en guise d’aération naturelle, un de ceux où tes propriétaires se ramènent pour jouer les inspecteurs des travaux finis, un de ceux où tu te tapes une insomnie à cause de Mercure qui rétrograde dans ta gueule, un de ceux qui piquent les yeux car ton peu d’heures de sommeil s’est résumé à des cauchemars. Un lundi de merde. Un bon lundi plachplouch.
Pourtant, j’avais fait en sorte de me remettre les énergies en place pendant le weekend qui précédait. Masque sur le visage, pieds en éventail, plaid sur le cul et cul sur le canapé. Le physique était en forme, et le mental avec. Et puis, j’avais fait un acte que je considère comme héroïque. Oui, héroïque. J’avais supprimé mon ex, ou plutôt celui que je voyais comme tel. Lui qui encore après six mois continuait de hanter mes pensées, d’être désigné par mon cerveau comme l’homme de ma vie alors même qu’il ne me calculait plus et qui restait celui que je voulais sans pouvoir passer à autre chose. Une catastrophe. Mais ce weekend-là, j’avais décidé de lutter. Une bonne fois pour toutes. J’avais décidé de l’oublier. Terminé de me demander s’il allait revenir en jetant une pièce dans le vide, terminé de regarder en boucle des vidéos YouTube qui me prédisaient un avenir douteux, terminé les tirages de cartes trop nombreux et les brouillons de messages.
Terminé. Je devenais une nouvelle femme.
C’est apparemment ce qu’il faut faire, pour oublier : penser à soi… et plus à l’autre. Ça semble évident, certes. Mais dans le quotidien, ce n’est pas si facile. Et j’avais trouvé la raison : les réseaux sociaux. C’était de sa faute, à Instagram. Car dès que j’ouvrais l’application, je fonçais mater son compte, celui de sa sœur, de son ex, de sa mère, de ses nouveaux abonnés et surtout des nouvelles. Me jugez pas, je sais qu’on le fait toutes. Et c’est une erreur de débutante. Car s’il ne mettait jamais de story, je pouvais regarder ses photos. Beaucoup de photos. Photos que j’analysais, zoomais, enregistrais, quittais pour mieux retrouver. J’étais une addict à son Instagram et tout cela avec un compte fake.
Évidemment. Je suis une star et, par conséquent, j’ai le boulard qui va avec. Et lorsque je parle de boulard, je ne parle pas de mon cul.
Non. Je parle bien de ma grosse tête, persuadée que des gens regardent qui je follow. Dans cette logique, je fais toujours très attention à mes abonnements et à qui j’unfollow, surtout en matière de mecs. Ainsi donc, j’ai créé un compte fake que j’aurais pu aisément appeler « Profil uniquement pour mes crushs et hommes de ma vie qui ne veulent pas de moi ». Soyons honnêtes, c’était sa seule utilité. Et forcément, il était très pratique pour les ex qui n’en sont pas, mais pour qui on se rend malade parce qu’on est une grosse conne. Mais là où j’ai été mauvaise, c’était qu’avec ce compte, je les suivais. Ça aussi, c’est une erreur de débutante. Tout bon stalker le sait : on ne follow pas ceux qui nous obsèdent, on reste caché dans le silence. Moi, j’étais abonnée à chacun d’entre eux. Trente-quatre pour être exacte. Des anciens, des nouveaux, certains de passage et d’autres presque oubliés. Sauf pour mon compte fake. Sur ce compte, je restais des heures, comme protégée par la photo de tulipe que j’avais choisie pour image de profil. Daniel. Je m’appelais Daniel. Un Daniel qui aimait beaucoup les bites, à en croire la liste à rallonge de tous les hommes qu’il suivait.
Mais voilà, Daniel, il venait de se faire briser le cœur et cette fois, cette fois…. Cette fois il ne pouvait pas garder cet homme parmi ses abonnements.
Après plusieurs années de carrière de stalkeuse professionnelle, mes sentiments avaient eu raison de mon talent. C’était décidé : je devais le sortir de ma vie digitale ou jamais je n’arriverais à l’oublier. Je suis donc allée sur ce compte, l’ai admiré une dernière fois et, dans une certitude d’une seconde, me suis désabonnée. C’était fait, et j’étais fière. Dans cet acte, j’avais mis de la légèreté. Comme une résurrection, j’abandonnais son Instagram et tout ce qu’il était, lui. Mes pensées redevenaient miennes et il s’envolait au loin. Fière de moi, je suis restée plusieurs minutes à épier une dernière fois ses photos, surtout celles torse nu, avant de le quitter définitivement et de fermer l’application. Je l’avais fait. En ce dimanche de renaissance, je l’avais fait. J’étais enfin libre… pour 24 heures.
Car c’est en ce fameux lundi 15 avril, celui bien merdique pour toutes les raisons que je vous ai citées, qu’il est réapparu. Lui, le crush sans avenir, et surtout son Insta.
Bien sûr. Sans surprise, je n’y étais pas retournée du dimanche, persuadée que j’étais capable de vivre sans sa présence digitale. Ce qui était le cas, jusqu’à ce que mes propriétaires s’engueulent avec l’artisan qui avait monté la fenêtre et qu’ils restent plus de cinq heures dans mon salon, me privant de mon intimité. J’allais exploser. J’allais exploser et j’avais besoin d’un remontant. Vous le voyez venir… Oui, ce remontant avait des grosses épaules, des mains de pianiste et une langue que je sentais encore sur ma peau. Assise sur mon canapé à subir ma réalité, j’ai laissé Daniel reprendre du service et foncer sur son profil. Et là, le drame.
Mon ancien crush, il n’était pas vraiment réseaux sociaux. Une fois tous les six mois, il postait une story, mais à cette exception, il n’y avait jamais de nouveauté. Sauf ce jour. Ce jour déjà catastrophique. C’est ce jour que cet enculé a décidé de mettre trois stories. TROIS STORIES ? Ce connard, après une demi-année sans aucun contact, a posté trois stories. Pas une. Pas deux. Mais trois fucking stories.
Dans celles-ci, je le découvrais toujours aussi beau, sourire aussi blanc que mon cul, épanouï et heureux. Un jeune puceau qui venait de baiser. Pire. Un trentenaire amoureux. Il ressemblait à un trentenaire amoureux, et pas de moi. Dans ma tête, les mille scénarios s’écrivaient. Pourquoi était-il si rayonnant ? Est-ce qu’il avait une nouvelle meuf ? Est-ce qu’il m’avait déjà oubliée ? Après six mois, est-ce que c’est normal d’avoir déjà oublié ? Est-ce que c’est moi le problème ? Est-ce que j’étais devenue le problème à cause de lui ? Et pourquoi avait-il les épaules si musclées ? Ses cheveux avaient poussé, non ? Qu’en était-il des poils de sa bite ?
Toutes les questions possibles. Je passais par toutes les questions possibles. Et j’avais un peu mal. Mal de le voir si heureux, si beau, si épanoui et si loin de ce que je pouvais ressentir. Je le sais mieux que quiconque, les réseaux ne sont pas la réalité. Mais force est de constater que les apparences peuvent être vraiment belles et que, tout de même, elles s’y apparentent beaucoup, à la réalité.
J’ai quitté son Instagram avant d’y revenir, pour le quitter de nouveau et y replonger quelques secondes après.
J’ai regardé dix fois, peut-être même vingt et j’ai enregistré la story, que je n’arrive toujours pas à effacer de ma pellicule. J’ai compris que le chemin serait long, semé d’embuches digitales, et j’ai finalement été contente. Contente de ne pas l’éviter, ce passage. Contente de ne pas culpabiliser d’avoir besoin de temps. Contente de faire du mieux que je le pouvais.
C’est faux. Ça me faisait vraiment chier d’en être toujours là six mois après. Mais c’était comme ça, et je ne pouvais rien y faire. Daniel non plus.
C’est ce que j’ai compris, ce jour où je suis tombée sur trois stories.