La Moins Bonne de tes copines

Ce jour où la bouffe émotionnelle est entrée dans ma vie

bkg B Club

27 février 1991. Jour de ma naissance. J’en suis persuadée, les problèmes ont déjà commencé à cette date. Peut-être même avant quand, dans le ventre de ma mère, je récupérais ses restes.

Du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours eu un souci avec la nourriture. Je suis du genre à manger mes émotions, comme le disent les professionnels. En des termes plus communs : je bouffe à la moindre occasion. Triste, énervée, heureuse, anxieuse : je mange. Et malheureusement, pas de la salade.

Et c’est bien ça, le problème. Car manger, c’est cool, mais se sentir moche et grosse, c’est chiant.

C’est pas nouveau, et je ne t’apprends rien : ce que tu mets dans ton corps a un impact sur celui-ci. Et je ne parle pas (que) de la bite de ton mec. J’ai la joie de connaître le mal-être physique. Boutons, cheveux moches, bourrelets que je déteste. Ils arrivent tous avec les burgers et les pizzas. Sans parler des sautes d’humeur et de la mauvaise ambiance globale dans mon corps.

C’est ainsi que j’ai compris que mes déboires avec la nourriture détruisaient mon quotidien. Pendant des années, j’ai tenté de corriger cette névrose en ne faisant que l’alimenter. Mieux j’essaye de manger, plus je crée un déséquilibre. Pourquoi ? Simplement parce que je suis dans l’abus. Moi, je suis du style à, du jour au lendemain, tout arrêter. Je suis cette nana capable de partir en jeûne pendant deux jours, avant d’enchaîner avec une journée à ne bouffer que des pommes pour terminer par signer un pacte avec le diable en promettant de ne plus jamais toucher une pâtisserie de ma vie. Extrême, vous dites ?

Jusqu’au jour où j’ai essayé de déconstruire ça et que, comme une évidence, j’ai compris.

J’ai compris que je n’avais pas de problème avec la nourriture. Non. J’ai un problème avec l’abandon, la dépendance affective, les hommes et les relations humaines en général. Mais pas avec la nourriture. Et c’est ça, le point central.

À partir de ce moment, j’ai lâché prise sur mon alimentation. Ou en tout cas, je me le suis fait croire. J’ai mangé non plus pour combler un manque, mais parce que les pâtes carbonara, c’est la vie. J’ai mangé non plus pour remplir le vide, mais parce que la pizza à la truffe est la meilleure. J’ai mangé non plus pour me protéger de l’abandon, mais parce que les cookies faits maison sont une tuerie. J’ai mangé par plaisir, et non plus pour calmer mes anxiétés.

En tout cas, en théorie. Le comprendre, c’est une chose. Avant de te mettre à table, tu respires un coup, tu prends conscience du moment et tu extériorises toute émotion négative parce que tu veux manger pour le plaisir et pour te nourrir, et rien d’autre. Ça, c’est en théorie. Parce qu’en pratique, je continuais de recevoir des messages de mecs pourris qui me poussaient à plonger dans un pot de glace ou des appels stressants de magasins qui ne vendaient aucun livre et qui annonçaient la fin de ma carrière, m’amenant à me ruer dans mon frigidaire tout entier. En somme, on ne balaie pas 30 ans de mauvaises habitudes en quelques mois.

Petit à petit, j’ai essayé de changer, de m’écouter et de me faire confiance.

J’ai réussi à perdre du poids, à me sentir mieux dans mon corps, plus en harmonie avec ma tête en variant les plaisirs, en ne me frustrant jamais et en continuant de bouffer, de temps en temps, de la merde. C’était le paradis. J’étais fière de moi, fière de réussir où j’avais toujours échoué et, enfin, de parvenir à prendre soin de moi, pour de vrai.

Et pourtant, comme un boomerang en pleine gueule, comme une réflexion de ta belle-mère, comme un email à 22 heures de ton boss, elle a tapé à ma porte : la pression qui pouvait me faire craquer.

Comme une gentille fille bien équilibrée, je faisais mes courses en acceptant de m’acheter un Coca. Un seul. Celui qui allait me faire plaisir sans me faire culpabiliser. Ce n’était pas chose facile. Je le reconnais, je suis un poil addict à cette boisson. À tel point que certains jours, il m’est arrivé de ne même pas voir une bouteille d’eau. J’aime tout dans le Coca. Le fait qu’il me décape l’intestin, qu’il répande son sucre sur mes dents en pleine santé, qu’il picote mon nez et me fasse pleurer. Frais ou chaud, matin ou soir, avec ou sans alcool. Je le décline à toutes les sauces et lui voue un véritable culte. Alors, j’essaye de le consommer avec modération. De temps en temps. Sans excès. Comme ce vendredi.

J’ai posé l’ensemble de mes courses sur le tapis, jugeant le cadis des autres comme la salope healthy que j’étais devenue, et j’ai calé la canette de Coca entre les brocolis et le kilo de carottes. À l’instant où j’ai ajouté le soda, comme un flic en pleine perquisition, le vieux monsieur derrière moi — à la bedaine aussi grosse que son culot — a eu l’audace d’entamer la discussion avec ce qu’il imaginait probablement être un bon conseil, peut-être même une technique de drague. Entre sa moustache dégueulasse et son dentier pourri, il a lâché comme une balle qui m’est arrivée en plein cœur :

— C’est mauvais, ça. Vous allez devenir énorme avec ce truc, déjà que vous avez une bonne bouille.

« Une bonne bouille » ? Il avait osé dire que j’avais « une bonne bouille » ? Ce mec au double menton, aux lobes qui touchaient ses genoux et au crâne dégarni pensait que j’avais une bonne bouille. Papy Chulo venait de détruire tous mes efforts en une phrase. En un instant, mon petit château équilibré, avec pour drapeau celui de la fierté, avait brûlé. Des semaines de travail parties en fumée, que j’allais probablement devoir réparer avec de la pâte à tartiner.

Outre le fait que ses propos étaient sexistes, clairement orientés et certainement pas justifiés, outre le fait qu’il s’avérait très con pour lancer de telles bombes sans connaître la moindre chose sur ma vie et outre le fait qu’il n’avait pas la plus infime idée du choc qu’il pouvait provoquer, ce connard avait raison. Bien sûr, le Coca détruit. Mais ce dont il n’avait pas conscience, c’était que ses réflexions pouvaient me détruire encore plus.

Et puis, alors que je me renfermais dans mon monde, incapable de lui répondre autre chose qu’un sourire niais de femme soumise aux diktats de la société, j’ai découvert avec joie son caddie. Du vin, de la viande rouge, des plats cuisinés, des gâteaux industriels, du soda — plusieurs bouteilles, même. J’ai enfin compris. Je n’étais que le reflet de ce qu’il était, de ses propres peurs et névroses, bien enfouies dans son gras à lui. Dans son caddie, un cancer sur pattes. Cancer qu’il m’arrivait parfois d’entretenir moi aussi. Parce que je bois une bière en soirée, fume un paquet de clopes en terrasse, m’enfile un Coca tous les trois jours et mange des fastfoods plusieurs fois dans l’année. Mais je suis également cette fille qui va au sport quotidiennement, qui se cuisine ses propres soupes ou qui se fait un jus chaque matin.

Ce monsieur m’a donc rappelé que ce qui compte vraiment, c’est l’équilibre. Et surtout de regarder dans son caddie avant de juger celui des autres et de ne pas les faire chier avec ses réflexions de vieux con. Finalement, ce n’était peut-être pas le pire des jours, ce jour où la bouffe émotionnelle est entrée dans ma vie.